Au deuxième jour d’audience, le garde des Sceaux, qui comparaît devant la Cour de justice de la République, a répété qu’il s’est reposé sur son administration pour prendre des décisions.
Jamais je n’ai pensé que mon administration me proposait des choses en dehors des clous. » D’un ton ferme et avec sa verve d’ancien avocat, Eric Dupond-Moretti nie les faits qui lui sont reprochés, mardi 7 novembre, devant la Cour de justice de la République (CJR) où il comparaît pour prise illégale d’intérêts. Dans ce procès inédit, le ministre de la Justice en exercice est soupçonné d’avoir usé de sa fonction pour régler ses comptes avec trois magistrats du Parquet national financier (PNF) et un ancien juge d’instruction, avec lesquels il avait eu des conflits lors de sa carrière d’avocat.
Il lui est ainsi reproché d’avoir lancé à leur encontre des enquêtes administratives, qu’il qualifie, mardi matin à l’audience, de « machin » qui lui est « tombé dessus ». « J’en ai hérité parce que [ce machin] avait été initié par ma prédécesseuse », argue-t-il face à la cour. « Personne ne m’a alerté sur un conflit d’intérêts », martèle Eric Dupond-Moretti, debout à la barre, les mains appuyées sur le pupitre, le dos légèrement voûté, une feuille blanche avec quelques mots griffonnés à l’encre rouge posée devant lui.
Il a conservé au cours des quatre heures d’interrogatoire la même ligne de défense qu’il observe depuis environ trois ans : il n’a « demandé aucune accélération des procédures » et s’est fié « totalement » à son administration pour ordonner les enquêtes administratives concernant les magistrats, le 31 juillet 2020, puis le 18 septembre de la même année. Soit quelques semaines seulement après sa nomination au poste de ministre de la Justice.
Une « dichotomie entre l’avocat et le ministre »
Ainsi, dès la nomination d’Éric Dupond-Moretti place Vendôme, les interrogations autour d’un conflit d’intérêts font surface. Longtemps surnommé « Acquittator », il menait jusque-là une tonitruante carrière d’avocat. « Inutile de vous dire que c’était évidemment pour moi un grand bouleversement », décrit l’ancien ténor du barreau, invité par le président de la CJR à décrire le contexte dans lequel il est devenu garde des Sceaux en juillet 2020. « Il faut que je déménage : ça parait simple, ça ne l’est pas… Ensuite, il faut que je m’achète une cravate : je n’en porte pas », ajoute-t-il avec une pointe d’ironie.
En découvrant « des lieux chargés d’une mémoire historique », il mesure « l’honneur » qui lui est fait, avec une certaine appréhension, face à ce « monde » qui lui semble « totalement étranger ». « Je me dis au fond : comment je vais faire ? Comment je vais composer mon cabinet ? raconte Eric Dupond-Moretti. Je vous demande de vous mettre un instant à ma place, sur ce qui me tombe dessus. »
Comme le souligne le président de la CJR, Dominique Pauthe, se pose alors la question de « sa dichotomie entre l’avocat et le ministre ». « Très rapidement, on met en place une césure, nette et claire », assure Eric Dupond-Moretti. Pourtant, la liste des affaires dans lesquelles ce mélange des genres pourrait poser un problème, dressée par son ancien cabinet d’avocats, tarde à être transmise à la chancellerie. Pourquoi ? « Je ne sais pas, ça prend du temps, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise… », balaie le ministre prévenu à l’intention de la cour. Il s’agace, mais se contient. Lui qui avait l’habitude de s’emporter pour ses clients dans les cours d’assises cherche à montrer qu’il est ici la victime. « Je me fiche de cette histoire de PNF ! », ne peut-il s’empêcher de lâcher.
« Rapidement, j’ai un but, c’est de réussir mon ministère. Le reste, je m’en fous, je m’en fous. C’est le cadet de mes soucis. » Face au président Dominique Pauthe, qui insiste pour savoir si, vraiment, il n’a pas vu venir le conflit d’intérêts, Eric Dupond-Moretti s’exaspère. « J’ai essayé de vous dire ce qu’était l’arrivée dans un ministère. J’ai essayé de vous dire que ceux qui m’entourent sont des magistrats : je ne pense pas qu’ils m’ont fourvoyé », répète-t-il.
« On veut me mettre dans la tête des envies de vengeance »
Eric Dupond-Moretti se défend encore d’avoir eu « envie de poursuites disciplinaires » envers le juge Edouard Levrault, l’un des magistrats visés par une enquête administrative, anciennement détaché à Monaco. « On peut toujours dire que ça sent le disciplinaire, qu’il y a un fumet de disciplinaire », dit-il en humant bruyamment. « Je n’ai pas envie de me venger de monsieur Levrault, il appartient à mon ancienne vie », insiste le ministre de 62 ans. Qui raille : « Règlement de comptes, ça me fait rire, mais qu’est-ce que c’est que cette expression ? (…) Je suis le garde des Sceaux le plus heureux du monde, mais on veut me mettre dans la tête des envies de vengeance », regrette-t-il.
Au cours d’une « digression » pour laquelle il s’excuse, Eric Dupond-Moretti tient à « remettre les pendules à l’heure » vis-à-vis de Rémy Heitz, procureur près la Cour de cassation qui représente l’accusation à ce procès. Il critique le propos liminaire qu’il a tenu lundi, « pré-réquisitoire singulier ». « J’ai compris que quoi que je pourrais dire, au fond, la messe est dite. En réalité j’ai très vite compris qu’on n’avait pas très envie d’entendre d’autres voix que l’accusation. »
Et quand vient justement le tour du procureur de lui poser des questions, le ton monte. « Il y avait un conflit d’intérêts, sinon il n’y aurait pas eu de déport » dans certains dossiers, insiste Rémy Heitz. « Mais non, c’est tout de même malveillant ! », s’agace le ministre. « Il n’y a rien de malveillant, je suis parfaitement objectif », rétorque le procureur.
Dans le viseur d’Éric Dupond-Moretti se trouvent aussi les syndicats de magistrats, qui sont à l’origine des plaintes pour prise illégale d’intérêts, déposées fin 2020. Le ministre estime que c’est à cause d’eux qu’il se retrouve aujourd’hui sur le banc des prévenus. Une responsabilité que Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature au moment du dépôt de plainte, retourne à Eric Dupond-Moretti, mardi après-midi. Mais la première témoin du procès à être entendue, estime, face à la cour, que « si le ministre avait suivi nos alertes dès le début, on n’en serait pas là ».