Effondrement de la banquise et des glaciers, dépérissement des coraux et de l’Amazonie… Dans une étude, des chercheurs identifient et analysent 26 « points de bascule » climatiques. Des phénomènes qui, s’ils se produisaient, pourraient entraîner un effet d’emballement désastreux pour le climat et la vie humaine.
C’est une menace d’une ampleur jamais égalée pour l’humanité », résume Tim Lenton, de l’Institut des systèmes mondiaux de l’université d’Exeter, au Royaume-Uni. Les points de bascule – « tipping points », en anglais – font partie des concepts les plus anxiogènes dans le vocabulaire du dérèglement climatique.
« Il s’agit de ces seuils critiques du réchauffement au-delà desquels les systèmes impliqués dans la régulation du climat de la Terre ne pourraient plus jouer leur rôle, avec des conséquences irréversibles pour les écosystèmes, et donc les sociétés humaines », explique le spécialiste.
Or, selon une étude menée par plus de 200 chercheurs internationaux et coordonnée par l’université d’Exeter, cinq points de bascule, sur un total de 26 identifiés et analysés, sont susceptibles de se produire au niveau actuel du réchauffement climatique, soit +1,1 °C par rapport à l’ère préindustrielle.
« Il s’agit de la disparition de la calotte glaciaire du Groenland et de celle de l’Antarctique de l’Ouest, du dégel abrupt du pergélisol – les sols gelés en permanence – dans les régions boréales, de la disparition des coraux et de la perturbation de la circulation océanique dans l’Atlantique Nord », énumère Tim Lenton, l’un des auteurs de cette étude publiée mercredi 6 décembre.
Chacun de ces changements aurait un impact considérable, et certainement irréversible, selon le spécialiste. « La mort des coraux, par exemple, signifierait la destruction de l’habitat de nombreux poissons. Cela aurait de graves conséquences économiques et alimentaires pour des centaines de millions de personnes », détaille Tim Lenton.
« De son côté, la fonte des calottes glaciaires participerait, sur des centaines d’années, à l’élévation du niveau de la mer qui menace déjà de nombreux territoires », indique-t-il. « L’effondrement du pergélisol », poursuit l’expert, « entraînerait un réchauffement supplémentaire situé entre +0,2 °C et +0,4 °C, en relâchant le CO2 et le méthane qu’il piège normalement. »
Enfin, la perturbation de la circulation océanique dans l’Atlantique Nord viendrait perturber la météo de nombreux pays, notamment européens : elle entraînerait encore davantage de phénomènes extrêmes comme des tempêtes ou des sécheresses, avance l’étude.
Un effet domino
« En résumé, franchir ces points de bascule pourrait entraîner un effet domino dévastateur en conduisant à la perte d’écosystèmes entiers tels que nous les connaissons, privant des populations de nourritures et de moyens de subsistance », alerte le spécialiste. Plus préoccupant encore, certains points de bascule pourraient en déclencher d’autres, dans une sorte de réaction en chaîne. « Sur la Terre, tous les systèmes se répondent directement ou indirectement. Un changement peut en entraîner un autre, même à l’autre bout du monde », insiste Tim Lenton.
« À chaque degré de réchauffement supplémentaire, le nombre de points de bascule susceptibles de se produire augmente », continue le spécialiste. Au total, l’étude a identifié 26 points de rupture potentiels qui pourraient survenir si le réchauffement climatique poursuivait sa hausse. Avec un réchauffement global de +2 °C, la forêt amazonienne deviendrait savane et assécherait toute l’Amérique du Sud, et les glaciers de montagne pourraient disparaître, notent-ils.
Des prédictions d’autant plus inquiétantes que, malgré l’accord de Paris de 2015 visant à limiter le réchauffement à +1,5 °C, les politiques climatiques actuelles des États mènent à un réchauffement de +2,6 °C d’ici à 2100, selon l’ONU.
Cette étude renforce une préoccupation grandissante de la communauté scientifique, qui avait mené une première évaluation globale en 2008. En 2021, lorsque le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) abordait cette notion pour la première fois, il estimait que ces points de bascule risquaient de se déclencher à un réchauffement de +2 °C minimum. Cette nouvelle synthèse des connaissances, évaluation désormais la plus actualisée, se révèle plus alarmante encore.
« Ces données sont préoccupantes, mais il faut garder en tête que ces changements interviendraient sur le temps long », affirme Tim Lenton. « Mais cela doit nous faire réagir. Maintenir un réchauffement de +1,1 °C sera toujours préférable à +1,2 °C ou +1,3 °C. » En d’autres termes, chaque dixième de degré évité permet de limiter le risque d’atteindre ces points de bascule.
Alors que les dirigeants du monde entier sont réunis à Dubaï à l’occasion de la COP28, les auteurs de l’étude insistent sur l’urgence d’agir. « Ces données prouvent que nous ne pouvons plus faire comme si de rien n’était alors que des changements rapides de nos écosystèmes sont déjà en cours et que d’autres sont certainement à venir », insiste Tim Lenton.
Le scientifique appelle ainsi à « inverser la tendance » pour enclencher « des points de bascule positifs ». « Tout ce qui permet une dynamique de sortie des énergies fossiles, premières responsables du dérèglement climatique, pourrait vraiment changer la donne et aider à amorcer les changements de mode de vie dont nous avons besoin. »
« Certaines mesures sont déjà en marche à l’échelle régionale – le développement des énergies renouvelables au Royaume-Uni, la généralisation des voitures électriques en Norvège, les incitations à adopter des régimes moins carnés… « , salue-t-il. « Désormais, il faut espérer que celles-ci infusent et se généralisent à l’échelle mondiale pour accélérer la transition. Cela doit être l’objectif de la COP28 car une bonne gouvernance mondiale peut y parvenir. »